L’ouvrage vient d’être réédité, mais c’est l’original que feuillette Michel Guérard dans son bureau de ministre. Élégance oblige, son exemplaire est impeccable, mais on se souvient d’avoir vu ailleurs ce même livre usé jusqu’à la corde. C’est que La Grande Cuisine minceur, publiée en 1976, ne fut pas seulement un ouvrage théorique mais un véritable guide pratique, vendu à près d’un million d’exemplaires. Pour la première fois, un jeune chef plein d’avenir, adoubé par Paul Bocuse, y démontrait, recettes à l’appui, qu’on pouvait tout à la fois se régaler et perdre du poids. Ironie du sort, celui-ci ne venait pas de la cuisine, mais de la pâtisserie, réputée peu compatible avec un régime. Dans ces années-là, où l’on était obsédé par la ligne « haricot vert », la promesse était d’autant plus enthousiasmante. Notre bon vieux Escoffier, qui avait codifié les règles d’une cuisine bourgeoise généreuse en crèmes et sauces, s’en trouvait balayé. Entre le Nouveau Roman et la Nouvelle Histoire, il allait falloir compter avec la Nouvelle Cuisine, dont Michel Guérard serait le héros à la fois cultivé et charmeur.

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L’homme sait entretenir sa légende. Il raconte que c’est son épouse, Christine, qui lui a soufflé cette idée au creux de l’oreille. « Savez-vous, Michel, que vous-même gagneriez à perdre quelques kilos ? » C’était dit, et il était amoureux. Elle lui a surtout offert un cadre de rêve pour approfondir ses intuitions. Héritière de la Chaîne Thermale du Soleil, elle propose au jeune Michel de s’installer à la campagne, dans l’arrière-pays des Landes. Il avait été parisien, voir titi parisien, ami de Thierry Le Luron et de Régine, chef pâtissier du Lido, à deux doigts de racheter Maxim’s, et voici qu’on le retrouvait au milieu de curistes chevrotants au fin fond des Landes. À l’époque, Eugénie-les-Bains, petite station balnéaire fondée sous le second Empire, n’était plus que l’ombre d’elle-même, et son Grand Hôtel était passablement décati. Les Guérard rachètent des ruines les unes après les autres, enclenchent une dynamique économique, font venir d’autres hôteliers et restaurateurs, replantent un jardin extraordinaire plein d’arbres, de fleurs et de secrets. Ils vont mettre une vie, à eux deux, à faire d’Eugénie-les-Bains une capitale mondiale de la gastronomie et du bien-être.

Le chef Michel Guérard
Même si le chef ne s’impose plus le passe à chaque service, il vient chaque jour voir son équipe. Photo : Laurent Grandadam

Des créations devenues des classiques

Christine disparue en 2017, Michel Guérard continue sa route, à quatre-vingt-cinq ans, sans changer de cap. Il ne s’impose plus le passe (« À quoi bon ? Hugo, mon second, connaît parfaitement la musique… ») mais vient deux fois par jour en cuisine. Il goûte tout, explique aux jeunes, rêve, invente. Son manifeste – la salade folle avec vinaigrette au foie gras – n’est plus là, mais l’oreiller moelleux, un gros ravioli aux champignons des bois, reste l’un de ses classiques, comme le gâteau du marquis de Béchamel à la fois caramélisé et onctueux. « Celui-là, je l’aime bien parce que c’est l’anti-Instagram. Il ne ressemble à rien et pourtant il est délicieux. » En ce moment, il réfléchit à une choucroute aux poissons qu’il ferait à partir de choux expédiés par son ami alsacien multi-étoilé, Marc Haeberlin. Son immense cuisine, ouverte sur des jardins, tient autant de l’atelier de création que du salon cosy où crépite la cheminée. La cuisson au feu de bois est devenue, au fil des ans, sa marque de fabrique. « Elle place, dit-il, le cuisinier entre l’homme de Néandertal et le fumeur de havane. » Tout y passe, du homard au poireau. Et beaucoup de ses compositions prennent ainsi un léger goût de fumé qu’il a appris à maîtriser.

Œuf poule à la coque
Une des créations de Michel Guérard : l’œuf poule à la coque, grand cru osciètre Kaviari affiné 190 jours. Photo : Laurent Grandadam

De la minceur à la santé

Régulièrement, les cuisines de Michel Guérard reçoivent la visite d’une diététicienne venue des thermes voisins. Comme à la grande époque, elle vérifie par un rapide calcul que le menu « minceur » reste conforme à la promesse. Cela n’empêche pas le chef de concocter à côté des menus purement « gourmands ». Ni de rêver aux banquets de Brueghel en faisant rôtir, devant les convives émerveillés de son auberge La Ferme aux Grives, elle aussi à Eugénie-les-Bains, force poulets, pintades et cochons de lait. Récemment, il a créé une cuisine vitrée à l’entrée de son parc. On y aperçoit, certains jours, des toques blanches bien groupées autour du piano. C’est un centre de formation où des professionnels du monde entier viennent apprendre à faire une béarnaise sans beurre (remplacé par du lait concentré émulsionné !) ou des choux farcis allégés. Comme le temps a passé, il ne parle plus de cuisine minceur, mais de cuisine santé. Se faire du bien en mangeant : Michel Guérard n’a jamais été aussi à la mode. Il n’a rien lâché de ses combats pour rapprocher le chef du quotidien. « Je rêve de faire entrer une cuisine d’esprit dans les écoles, les hôpitaux ou les Ehpad. Que les collectivités ne considèrent plus l’alimentation comme une corvée mais plutôt comme un moment de culture. Je suis certain qu’à terme cela ferait réaliser des économies substantielles à la Sécurité sociale. »

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Les Prés d’Eugénie, 40320 Eugénie-les-Bains. Ouvert tous les soirs (sauf le lundi et le mardi) de mars à mi-juillet et de fin août à décembre. De mi-juillet à fin août, ouvert également les midis (sauf lundi et mardi). Menus : de 130 € à 245 €. Carte : 200 € environ.

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