Le regard se fait malicieux : « Le piment ? Vous en avez mangé dans chaque plat, depuis l’amuse-bouche jusqu’aux mignardises. Plus d’une trentaine de variétés au total ! C’est l’une des marques distinctives du Mexique. Mais vous remarquerez qu’à aucun moment vous n’avez eu la langue brûlée. » Ainsi va la cuisine d’Enrique Casarrubias : tout en nuances, quoique solidement ancrée dans son Mexique natal. Ici, la tortilla (pas l’omelette espagnole, non, la galette de maïs…) peut se faire fine comme un voile, et le taco, ce sandwich populaire né de la rue, devenir une friandise de prince. « La cuisine française, pour moi, c’était le sommet dont je rêvais, raconte Enrique. Je suis venu ici pour me former, en pensant rentrer au Mexique pour ouvrir mon restaurant. » Les choses ne se sont pas passées ainsi : six ans, déjà, que ce chef de trente-sept ans, passé par quelques grandes maisons, dont le Crillon et le Georges V, est installé à quelques mètres de l’Arc de Triomphe, et qu’il réinvente la cuisine de son pays. « Je me nourris de souvenirs d’enfance tout en utilisant les techniques françaises classiques et les produits d’ici. » Le maïs vient du Sud-Ouest, l’avocat est corse, le fond de veau mijoté dans les règles d’Escoffier. Les piments, eux, arrivent du pays, car ils sont irremplaçables.

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En duo, toujours

Montserrat, son épouse, travaille à ses côtés. Elle est d’Acapulco, tandis qu’Enrique est originaire, lui, du centre du Mexique. À eux deux, ils sont donc « mer et terre », ce qui leur permet, par exemple, d’associer dans une même assiette un poulpe mariné cuit à la plancha, du boudin noir et un coulis de betteraves. « D’une région à l’autre du Mexique les variations autour d’un même plat sont infinies, précise-t-il. Parfois même d’une famille à l’autre. » Illustration avec le mole, la sauce brune qui accompagne son quasi de veau généreusement moelleux. Comme le veut la tradition, il contient une pointe de cacao amer. Mais cet ingrédient pré-hispanique, souvent considéré comme identitaire, n’est pas obligatoire, selon Enrique. « Mole signifie sauce, tout simplement. En témoigne le guaca-mole, qui n’est autre qu’une sauce à l’avocat, qui se dit aguacate en espagnol. Le mole peut être blanc, vert ou jaune, intégrer du chocolat, ou pas. »

Restaurant Oxte, à Paris
Associations de couleurs. Les assiettes du chef célèbrent le mariage de la gastronomie française et de la cuisine mexicaine. Photo : Florian Domergue

Petit-fils de boucher et fils d’une vendeuse de tacos qui arpentait les marchés, Enrique a grandi dans un univers de saveurs. Pourtant, lorsqu’il a parié sur le Mexique à Paris, nombre de ses amis étaient dubitatifs. Cette cuisine-là a beau être classée au patrimoine immatériel de l’Unesco depuis 2010 (« quinze minutes avant la France, ce dont je suis très fier »), elle n’a pas forcément une bonne image chez nous. On la confond avec le « texmex », un hybride qui s’est développé dans le nord du pays, au contact des États-Unis. Pire encore, on l’assimile au tacos, avec un « s » même au singulier, ce matelas roboratif, fourré à tout et n’importe quoi, qui détrône les kebabs auprès des adolescents.

Le Michelin, lui, ne s’y est pas trompé : la première étoile est arrivée en 2021. Il est vrai que s’attabler chez Enrique est un voyage. Dès la première bouchée, le ceviche de dorade aux pickles de navets abolit les distances. Le veau rôti sur un lit de romarin arrive dans une marmite en terre cuite que la mère d’Enrique a transportée dans sa valise. Les braises sont encore fumantes, et le serveur propose d’en humer longuement les effluves. Le trou « normand » est à base de mezcal, un alcool d’agave, boisson de rue à laquelle Enrique donne une noblesse nouvelle. L’avocat proposé en dessert se révèle être, en fait, une parfaite coque de chocolat remplie de crème… d’avocat, chocolat blanc et citron vert. Une légère acidité, une amertume maîtrisée donnent à cette cuisine toute sa personnalité. « Héritage, explique Enrique, d’un savoir-faire maya qui ne craint pas, par exemple, de jouer avec une fine pellicule de brûlé. C’est ce qu’on appelle le tatemar. » Ce substrat mémoriel est sublimé par des raffinements de France, à l’image du décor de la salle qui hésite entre le bistrot de Paris ou de Mexico : profondément mexicain mais jamais folklorique. Pas besoin de sombrero ni de mariachis pour traverser l’Océan.

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Oxte, Paris 17e. Fermé samedi et dimanche. Menu en 3 plats : 67 € (uniquement le midi) ; en 4 plats : 105 € ; en 6 plats : 135 €.

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C’est le nom savant d’une pratique ancestrale qui consiste à faire tremper le maïs dans de l’eau de chaux ou de la cendre de bois pour le rendre plus digeste, puis à le broyer en semoule. « C’est un métier à part entière. Je m’en remets à une spécialiste qui tient son savoir-faire de sa mère », précise Enrique. La massa, la pâte, qu’elle lui livre, est utilisée telle quelle ou colorée en rouge avec du roucou, abaissée comme un voile ou de l’épaisseur d’une crêpe. Les garnitures varient selon les jours. La préférée du chef : les lamelles de viande d’un chawarma cuit avec de l’ananas, dont le jus attendrit la chair. Variation sur le taco al pastor, l’un des plus populaires du Mexique. « Normalement, conclut Enrique, on ne peut pas fermer un taco tellement la coriandre, l’avocat et les piments débordent généreusement. »

Restaurant Oxte, à Paris
Sobre et lumineux. Ça fait du bien, un décor qui sort du luxe convenu de bien des étoilés. À deux pas de l’Arc de Triomphe, voici un bistrot parisien mâtiné de quelques touches sud-américaines. Photo : Florian Domergue
Restaurant Oxte, à Paris
Chic, mais pas guindé. La table est mise, en toute simplicité. Le marbre souligne tout de même un certain raffinement. Le passe et la cuisine sont non seulement ouverts, mais cadrés, voire encadrés, comme un tableau. Photo : Florian Domergue
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