Maison Bocuse : un piano à quatre mains
Ils étaient la garde rapprochée de Monsieur Paul. Olivier Couvin et Gilles Reinhardt pilotent aujourd’hui l’équipage, fidèles à l’esprit de la maison.
Tant d’articles furent écrits sur Paul Bocuse de son vivant, puis lors de son décès, en 2018. Mais feu le capitaine, qui tient la barre ? Loin de sombrer, le vaisseau vogue avec panache sur les rives de la Saône, en continuant de faire rayonner la gastronomie française. Il garde le cap d’une tradition en mouvement grâce à un binôme de Meilleurs Ouvriers de France : Gilles Reinhardt et Olivier Couvin, dans les cuisines de la maison Bocuse depuis respectivement vingt-neuf et vingt-trois ans. Véritables gardiens des fourneaux, ces passionnés écrivent aujourd’hui ensemble la suite de l’histoire. Une organisation assez rare, l’ego des chefs s’accommodant généralement mal d’un partage de pouvoir. Eux s’entendent à merveille. Leur complicité est telle que leurs propos s’enchevêtrent jusqu’à ne plus savoir – pour ma part – qui a dit quoi ! Un coup d’œil sur les broderies des vestes à double boutonnage recadre les personnages. Gilles Reinhardt, de souche alsacienne, ligotait des gigots à 4 ans. Tôt déterminé à intégrer un 3-étoiles Michelin, il a rejoint Bocuse comme commis, puis sous-chef. Le Lyonnais Olivier Couvin est venu plus tardivement à la cuisine, à 19 ans et demi, après un détour dans un régiment de parachutistes. « J’ai atterri ici à cause de ma sœur. Professeur de restauration à l’Institut Bocuse, elle m’a procuré un papier à en-tête sur lequel j’ai écrit une lettre de motivation, un peu au hasard. À l’époque, je ne savais même pas trop qui était Paul Bocuse. J’ai vu Gilles se préparer au concours de MOF, et je l’ai suivi sur cette voie. »
Premiers pas dans une cuisine mythique
« J’étais très impressionné, confie Olivier. Je voyais des cols bleu-blanc-rouge partout, œuvrant avec une rigueur d’un autre temps. Chacun se pliait à un seul mot d’ordre : “le client doit être content”, et ça mettait une pression de chaque instant. Ce mantra est encore le nôtre, mais nous l’appliquons avec des méthodes plus douces, pour un résultat tout aussi qualitatif. Le management à la dure et les tensions dans l’équipe, on les a connus, mais on refuse de reproduire ce schéma. On veut faire grandir les jeunes avec confiance. Pour en revenir à mon premier jour, j’ai mis trente minutes à monter un seul sabayon en plein service, paralysé par la crainte de mal faire. Maintenant, j’en envoie des dizaines en un quart d’heure. » Gilles se souvient à son tour : « C’était mon deuxième emploi et je me disais : ça y est, j’y suis ! Monsieur Paul était au zénith, son image placardée partout, et moi, dans son ombre, je ne pouvais espérer mieux ! Je me disais que j’avais une chance inouïe et qu’il fallait que je fasse mes preuves sans tarder. »
Leur collaboration est fluide : ce que l’un exécute, l’autre peut l’assurer aussi. Ils sont capables de tout fabriquer et de transmettre, un rôle qui leur tient à cœur. « On est deux, mais derrière, il y a une sacrée équipe : vingt-cinq en cuisine, dix en pâtisserie, autant de professionnels talentueux, des pointures dans leur catégorie ! Beaucoup d’apprentis, parfois très jeunes, font ici leurs classes. La formation Bocuse, c’est la rigueur en tous domaines : on fait attention aux coûts, à la marchandise, à la présentation, à la politesse. Savoir dire “bonjour, au revoir, merci”. On chouchoute nos équipiers, mais on attend d’eux l’excellence. »
Garder la « patte Bocuse »
« Quand Monsieur Paul est décédé, on s’est assis autour d’une table et on a longuement discuté. Comment faire perdurer l’esprit de la maison en s’adaptant à notre époque ? Pas question de tout révolutionner. On a dépoussiéré en douceur, en allégeant les plats. La soupe Élysée n’est plus servie qu’en saison, des recettes ont été recalibrées, les cuissons adaptées, les assiettes revues esthétiquement… On a écouté les retours des clients, parfois mécontents des ajustements. Certains souhaitent retrouver exactement les mêmes goûts, les mêmes sensations que lors d’une précédente visite. Nous sommes confrontés à un fantasme d’intemporalité, de stabilité. Il ne fallait pas décevoir les habitués. Or, les primo-clients sont dans une autre attente. La difficulté est de bien placer le curseur pour contenter à la fois les nostalgiques et les nouveaux clients. » Porter un tel monument sans en faire un mausolée figé s’avère acrobatique, mais le tandem y parvient avec brio.
Restaurant Paul Bocuse, 69660 Collonges-au-Mont-d’Or
De but en blanc
- Le moment le plus gratifiant ? Olivier : « La finition de l’assiette, la goutte de sauce qu’on essuie d’un coup de torchon, la pluche disposée au sommet. »
- Un scénario catastrophe ? Gilles : « Monsieur Paul était assis, comme souvent, sur le banc devant la cuisine. Alors que je sortais du four les bars en croûte, mon poignet a vrillé, la grille a basculé et les bars se sont écrasés au sol, pile sous son nez ! Il avait le chic pour être dans les parages quand il y avait un couac quelque part… »
- Un péché mignon ? Olivier : « Toi, Gilles, c’est le sucré, quand tu n’as pas ta dose, tu n’es plus toi-même ! » Ensemble : « On aime manger ! On est tout le temps dans la tentation. »
Histoire de famille…
Pour célébrer le 100e anniversaire de l’Auberge du Pont de Collonges, (re)découvrez l’aventure Bocuse à travers des portraits, des recettes (le baba, chartreuse verte et verveine, la salade de homard, carottes glacées à l’orange…), des anecdotes, des photos d’archives inédites ou encore des reportages… Une plongée au cœur de l’histoire d’une maison mythique, devenue une signature de la gastronomie mondiale. D’auberge et d’histoire(s), Bocuse Édition, 49 €, avril 2024.