"Ceci est une paella", nous explique-t-on. Malgré la couleur fortement ambrée du riz, les bouts de poissons, les crevettes décortiquées et le fumet de poisson, il convient de ne pas la confondre avec un arroz de banda. Dans l’arroz de banda, les poissons de roche sont cuits à part avec un peu d’oignon roussi, alors qu’ils sont mélangés au riz dans une paella con marrisco. Ne parlons pas de l’arroz al horno… qui lui sort du four, comme son nom l’indique. Il y a aussi le riz noir qu’on peut préparer, lui, de mille manières. Ou la paella aux légumes. Enrique Segui, le propriétaire du restaurant Canyar, un établissement bien connu derrière la gare de Valence, est désolé de nous voir perdus. D’habitude ses clients savent ce qu’ils veulent. Ils sont d’ici.

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Paella de Valence : le St Graal de la ville

La paella de Valence serait-elle l’autre Graal de la ville ? Le vrai, celui où le Christ aurait posé ses lèvres, est conservé jalousement dans la cathédrale. Mais l’autre se trouve peut-être dans les arrière-cuisines. Ou bien dans les rizières, à quelques kilomètres au sud. La route tranche droit au milieu des épis mûrs. Soudain, un ponton s’avance dans une lagune. Passe une barque qui s’estompe dans un mélange brumeux de marais, de roseaux, de hérons et de moustiques. Minuscule au milieu de son champ, un paysan taille à la serpe les bordures de sa parcelle. La moissonneuse viendra cet après-midi. Mi-septembre, Valence est en moisson. L’Albufera est un parc naturel, mais aussi l’une des plus célèbres rizières du monde. Depuis que les Arabes y ont planté le premier riz d’Espagne au ixe siècle, ses marécages ont nourri la ville. On tenta bien d’interdire cette culture au XVIIIe siècle, parce qu’on la soupçonnait de véhiculer le paludisme, mais en vain. Progressivement, le lac central fut en partie asséché pour gagner du terrain, et un réseau très dense de canaux permit de maîtriser l’irrigation. Si Valence a vu fleurir, à partir du XIXe siècle, tant de coupoles et de volutes Art nouveau, c’est en grande partie grâce au commerce du riz de l’Albufera.

Le riz à toutes les sauces…

La ville a donc la culture du riz, dans tous les sens du terme. Sans l’Albufera, les arrozerias (littéralement, les « rizerias », comme on dit « pizzerias »…) ne fleuriraient pas au pied des galeries marchandes. Et pire encore, on ne mangerait pas de paella de Valence. Ni, par voie de conséquence, à Madrid ou en Chine. Rafael Vidal, un cuisinier établi dans un village des faubourgs, n’irait pas chaque année faire un show à Las Vegas. Le Guiness des records ne publierait pas la photo de la plus grosse paella du monde (treize mètres de diamètre et trois tonnes de riz…). Bref, l’Espagne ne serait pas tout à fait l’Espagne.

C’est en effet aux paysans du sud de Valence que l’on attribue la première paella. Hommes de bon sens, ils avaient coutume d’apporter une poêle dans les champs en prévision du casse-croûte. Leurs épouses allumaient le feu et cuisinaient ce qu’elles avaient sous la main. Généralement, du riz, du poulet, du lapin.

La paella, une spécialité aux multiples variantes

« Il existe aujourd’hui autant de paellas qu’on veut, mais la nôtre n’admet que ces deux viandes, auxquelles on peut ajouter quelques escargots, si l’on en a. » Cette histoire, le patron du restaurant Mateu l’a racontée mille fois aux touristes qui convergent à El Palmar en quête d’une paella « historique ». Au cœur de l’Albufera, cette petite île est un peu le Mont-Saint-Michel de la paella, avec une trentaine de restaurants, des tables au bord des canaux et des enseignes de toutes les couleurs. On y venait autrefois pour l’all i pebre, une sorte de ragoût d’anguille préparé par les pêcheurs du marais. Depuis les années 1960, c’est la paella qui triomphe.

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Passée cette mise au point, chacun reste libre de sa recette. Il y a celui qui ajoute des crevettes ralladas péchées au large d’Ibiza et celui qui s’en tient aux légumes de base, haricots verts, haricots blancs et artichauts en hiver. Celui qui fait caraméliser son riz avant de le mouiller, et celui qui monte le feu à la dernière minute pour que le plat attache légèrement. Celui qui ne jure que par le feu de cheminée, et celui qui finit sa paella au four. En fait, seuls quelques principes paraissent intangibles :

  • ne pas mélanger les produits de la mer et ceux de la terre ;
  • utiliser un riz rond, de type redonda, bahia, bomba ou senia, qui absorbe les saveurs sans éclater ;
  • bien calculer son coup pour que le temps de cuisson corresponde exactement au point d’évaporation.

Des plats partagés et reconnus par de grands noms

Il faut voir passer les plats, les dimanches où il fait beau, sur la plage de Valence. Hemingway se régalait déjà ici, au restaurant La Pepica. Une nuée de ­serveurs en noir et blanc cavale sans relâche d’un bout à l’autre de la salle bleue éclairée aux néons. ça brasse et ça débite. On attaque par quelques tapas, comme partout ailleurs en Espagne. Anchois à l’huile ou au vinaigre, jambon, croquettes… Puis on passe aux choses sérieuses. Quelques insensés commandent un merlan poêlé, une anguille all i pebre ou un loup au four, mais en général on sacrifie au rituel du riz.

En dessert arrive une citrouille tellement caramélisée qu’elle paraît confite. Rassasié, mon voisin s’en tient à une orange pressée. « ça, c’est l’autre trésor de Valence. En dessert, un verre de jus d’orange fait tout passer », lance-t-il en rigolant. Avec les fameuses oranges navel vont les mandarines et les citrons, exportés dans le monde entier.

La grande gare de Valence, qui a vu transiter des caisses et des caisses d’agrumes avant l’avènement des camions, est d’ailleurs couverte de céramiques bucoliques à souhait, qui célèbrent le temps de la cueillette. Sa façade, d’un modernisme teinté de Sécession viennoise, est orange, vert et blanc comme la fleur de l’oranger.

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La mer, au bout de la longue plage de sable, semble d’un bleu dur. Les grues et les portiques jaunes du port hachurent l’horizon. Souffle un vent chaud qu’on dit venu du Sahara. On est à dix minutes de taxi de la mairie, mais on se sent loin, très loin, des ruelles étroites, des palais et de la cathédrale aux trois façades, romane, gothique et baroque. C’est dimanche. Après déjeuner, sur le coup des cinq heures, on ira se promener sur les bassins de l’America’s Cup. Quelques voiliers sont encore amarrés, et dans les anciens quartiers de ­dockers se dressent désormais des bâtiments taillés comme des diamants et des bars tout design. On y descend des carafes de sangria, on y danse la sévillane et l’on y fait la fête à l’espagnole. Valence veut bien accueillir le monde, mais c’est elle qui donne le ton.

L'horchata

Avec leurs deux siècles de tradition, les horchaterías qui étalent leurs terrasses dans la cité historique, au pied d’un ancien minaret transformé en clocher baroque sont les doyennes du genre. Mais du Mercado central à l’esplanade du musée des Sciences signé Santiago Calatrava, l’horchata est partout. Ce lait végétal au goût d’amande amère se consomme dans toute l’Espagne, mais c’est à Valence qu’il est né. Comme le riz, on le doit à la présence des Arabes. Ce sont eux, en effet, qui ont appris aux paysans valenciens à cultiver la chufa, autrement dit le souchet. Cette plante, qui aime les terres sableuses et le soleil, ressemble à un mauvais chiendent. Ce sont ses tubercules que l’on consomme. Grands comme des haricots secs, ridés, ils sont mis à sécher, puis humidifiés et broyés. Il n’y a plus alors qu’à récupérer le jus. C’est bon, désaltérant, plein d’énergie, et l’on ne manquera pas de tremper un farton (une sorte de brioche cylindrique qui fait office de mouillette) dans son verre.

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